Un mot qui naît dans un contexte finit parfois par devenir un concept qui conditionne la vision du monde et oriente l’action.Des couches successives se superposent autour de lui et avec le temps elles finissent par faire oublier son origine. Parfois, il arrive qu’il se substitue à un autre au point que l’usager confond les deux. C’est le cas de Religion et de Loi religieuse.
Le Message parle de Religion, de Rappel, d’Exposé clair…. mais n’évoque jamais Loi Religieuse (le mot Charia apparaît une seule fois et désigne la voie) (1)
Pour désigner les sentences juridiques, il parle de Jugement, de Limites, de Commandements… (2)
Malheureusement, on ne connaît ni l’auteur ni la date exacte de l’apparition du mot Loi religieuse qui devient un concept central dans le savoir religieux au point de se substituer au mot Religion. Ce glissement est significatif de l’hégémonie exercée par les juristes sur le savoir et la société.
Il est remarquable de constater que même un philosophe de la stature d’Averroès utilise le terme de Loi religieuse lorsqu’il compare la philosophie à la religion (3)
L’impact de l’hégémonie du droit est tel que les dissensions politiques et religieuses elles-mêmes ont été interprétées selon le concept d’« effort personnel » qui s’il est juste est doublement récompensé et s’il est faux mérite une seule récompense.
Selon cette grille, « les différents protagonistes de la guerre civile, entre 656 et 661, sont excusables et rétribuables » (4) qu’ils soient dans la vérité ou dans l’erreur ! Ainsi, faire couler le sang de milliers de personnes n’est qu’un « effort personnel » qui mérite une récompense !
Mais en fait, que désigne exactement le concept de Loi religieuse ?
Selon les juristes, la Loi religieuse est l’ensemble de prescriptions juridiques contenues dans le Coran et la Sunna et ce qui en dérive (c’est à dire le Consensus et l’Analogie).
Elle concerne à la fois le culte, les interdits alimentaires, les sanctions pénales, le statut personnel, les successions patrimoniales, les transactions économiques, le statut des minorités, les rapports internationaux…En somme, tout ce qui touche la vie du fidèle. Ce caractère globalisant explique que progressivement, la Loi religieuse est venue se substituer à la Religion. Les trois centièmes du Message ont fini par occulter le reste !
Dès lors, c’est en termes de licite et d’illicite que les actes sont évalués à tout moment. Le fidèle est appelé à se soumettre à la Loi en privé comme en public, dans le culte comme dans l’activité économique, dans son pays comme à l’étranger. Les dimensions théologiques et spirituelles du Message sont sacrifiées. La défaite de la théologie et la déroute de la philosophie ont laissé le champ libre aux juristes pour assurer la mainmise sur le savoir et la société.
Encouragés par le pouvoir et maîtres d’un savoir pratique qui préparait aux postes officiels, ils avaient le plus grand nombre d’étudiants et une influence considérable.
La résistance est venue des Mystiques qui à la Loi religieuse ont opposé la Vérité entendue comme la face cachée de la Religion, sa véritable substance, la première n’étant que la face apparente. Ils étaient les plus hostiles aux Juristes qui constituaient à leurs yeux le plus grand obstacle sur la voie de Dieu. Ils méprisaient leur savoir le qualifiant de « savoir profane ».
L’un d’eux, Al Makki (mort en 966) a dit en parlant des Juristes(5) : « les savants de ce monde se sont installés sur la voie de l’autre, ils n’ont pu y accéder et ils ont empêché les hommes d’aller vers Dieu» Al Ghazali, imbu de mystique, n’a pas hésité à déclarer le droit, savoir profane et non religieux. Le succès des confréries mystiques s’explique par le caractère inerte et figé de l’interprétation légiste de la Religion. Interprétation qui est incapable de nourrir la quête du Sens et le besoin de spiritualité chez les « fidèles ».
Ces deux voies concurrentes et en apparence complémentaires s’opposent sur des points essentiels mais s’accordent sur l’essentiel: ne jamais remettre en cause l’ordre établi. C’est ce qui explique la bienveillance des dominants (autorités et détenteurs de richesses) à l’égard de la caste des juristes et des maîtres des confréries.
L’objectif commun aux deux étant le salut individuel, la différence dans les moyens n’est qu’une modalité formelle dont l’essence est la Soumission. La ritualisation des actes, la sacralisation des Modèles et l’abandon à la Fatalité, sont leurs caractéristiques communes.
Dans les deux, la réflexion est honnie et l’autonomie niée. En effet, Les mystiques affirment que Dieu est à l’origine de tous les actes et que les biens ont été répartis avant la création des hommes (prédestination absolue). Ils insistent sur l’abandon et la confiance absolue en Dieu. Le croyant doit être satisfait dans toute situation.
De plus, ils ont introduit, dans la pensée religieuse, la notion de Saint, qui est quasiment un prophète, doté de pouvoirs surnaturels. Sa bénédiction assure le bonheur et constitue une forme d’intercession entre Dieu et les hommes. Il est l’« ami de Dieu » et le protecteur des fidèles.
Et contrairement aux ascètes des premiers siècles qui visaient à réformer la vie collective en condamnant l’iniquité, les mystiques se montrent en général indifférents aux affaires de ce monde et aux souffrances des opprimés.
Cette complicité dans l’objectif entre juristes et mystiques n’exclut pas des conflits entre les deux prétendants à régenter les esprits. Les rapports entre les deux camps, empreints de méfiance, sont passés de la confrontation déclarée à une animosité larvée. La confrontation a prévalu jusqu’au douzième siècle avec la condamnation de mystiques notoires et l’anathème jeté sur les propos tenus par certains d’entre eux.
A partir du 5ème siècle de l’Hégire, les autorités encourageaient, protégeaient et soutenaient financièrement les confréries mystiques dont la popularité assurait au pouvoir le soutien populaire que les Juristes devenaient incapables de réaliser.
C’est le théologien acharite, Al Ghazali (mort en 1111),adepte du juriste Achchafi-i et lui-même nourri par les conceptions mystiques, qui va rendre légitime la mystique en l’intégrant définitivement dans le savoir et la pratique orthodoxes. Désormais, les mystiques forment un courant religieux comme un autre.
Ils ne sont suspects et tenus à la marge que par les adeptes du Salafisme.
Pour toutes les autres tendances théologiques et juridiques, ils ne sont critiqués que pour leurs excès. Centrés sur le culte, ils ne menacent pas de manière directe le pouvoir des juristes et n’affectent pas les autres domaines où la Loi est souveraine.
Ainsi la Vérité devient plus un palliatif des carences du droit qu’une alternative. Les deux coexistent s’ignorant ou feignant de l’être. On ne communique pas. A chacun son domaine. A chacun sa fonction.
Des critiques s’élèvent de temps à autre de la part des tendances légalistes, mais elles demeurent superficielles et sans conséquences.
Les thèses défendues par les grands mystiques ne sont connues que par une minorité qui se considère comme une élite face à la masse ignorante.
Les initiés ont toujours cru que le Paradis n’est réservé qu’aux seuls élus, qu’ils soient une ethnie, une secte, des génies ou des charlatans.
Par: Ridha Mohamed Khaled
(1) Verset où apparaît le mot « Charia’a »: « Puis Nous t’avons mis sur la Voie (« Charia’tin ») de l’Ordre, suis-la et ne suis pas les passions de ceux qui ne savent pas » S45/ V 18 D’autres proches S42/ V 13 « Il a établi (« chara’a ») pour vous une religion qu’il recommanda à Noé, c’est celle que Nous t’avons révélée. C’est celle que nous avons recommandée à Abraham, à Moïse et à Jésus » et S5/ V48 « Nous t’avons envoyé le Livre contenant la vérité, qui confirme les Ecritures qui l’ont précédé…Nous avons assigné à chacun de vous un code(« chir’atan ») et une règle de conduite »
(2) Exemples de versets où on évoque: jugement, limites, commandements: S2/V 187, 229, 230 – S4/V 13, 14, 24 – S5/V34, 50…
(3) Averroès. « Traité décisif sur l’accord de la religion et de la philosophie » ( Fasloul makal oua takrirou mabayna Chariati wal Hikmati minal ittisal). Averroès, philosophe, médecin et juriste mort en 1198.
(4) Ibnou Kathir. Al Bai’thou-l hathith 177 – Al Bidaya wal nihaya 7/280
(5) Adam Metz. Al Hadhara al islamiyya 1/314