Albert Einstein disait: « Celui qui désire représenter un phénomène vivant dans son évolution doit inévitablement se trouver devant le dilemme suivant: être en avant ou en retard, pas au milieu ».
Introduction
La citation inspiratrice, citée sus-dessus, nous a été dicté par l’omission quasi-totale de prononcer le mot « agriculture » ou « paysan » et par la timide citation de ce secteur dans les discours et les programmes politiques. Une omission de la part des politiciens, des médias et des structures étatiques de tutelles ! Une omission équivalente à une démission outrageuse dans un contexte d’une révolution orageuse ! S’il est vrai que le citoyen rural n’est qu’une «minuscule voix électorale» vue l’angle de perception des partis politiques, il est important de leur rappelé que le monde rural est à l’origine du processus de cette révolutionnaire brownienne, que la souveraineté et la sécurité du pays sont tributaires de l’approche à adopter en matière de développement du secteur agricole.
Rien qu’un clin d’œil sur l’historique des émeutes qui ont secoués le pays (1969, 1978, 1984 et 2011) pour dissiper l’écran de brouillard qui empêche la bonne visibilité et pour inciter les politicards à changer l’angle de vision afin de mieux cerner les causes génératrices de ce processus. Toutes les émeutes avaient pour dénominateurs communs: une origine géographique, celle englobant les régions de l’intérieur, à caractère rural (disparité régionale, réduction de la disparité entre le milieu urbain et rural),et une cause socio-économique (accès au travail décent et rémunérateur, accès aux services de base et aux biens vitaux).
Les résultats et effets des politiques engagées depuis 1956 étaient néfastes, d’une politique « socialiste », celle des années 60, connue par la forte emprise du couple PSD-Etat avec une option spoliatrice envers la « moelle épinière » de l’économie du pays, qu’est l’agriculture, au profit des secteurs émergents (industrie d’extraction des produits fossiles, hôtellerie) à une politique libérale, depuis les années 70 jusqu’à nos jours, en faveur du secteur de l’industrie agro-alimentaire et du consommateur des biens agricoles.
Depuis belle lurette, de nombreuses analyses académiques ont été présentées, de multiple références résultat de la recherche appliquée ont été publiées, différentes rencontres professionnelles (séminaires, colloques…) ont été organisées et des discours politiques périodiques ou circonstanciels ont été prononcés. Mais la négligence du secteur agricole, par les pouvoirs politiques (législatif et exécutif) et du syndicat des agriculteurs, était la constante de tous les programmes quinquennaux.
Chacun des suscités, selon sa position politico-sociale, technico-scientifique et/ou administrative a émis un diagnostic et a proposé des solutions. Certains d’entre eux se sont basés sur des références statistiques (indicateurs) falsifiées et contradictoires, d’autres sur de simples constats de faits et/ou en se référant à des propositions faites dans d’autres circonstances ou dans d’autres contrées (imitations). Les uns ont évoqués des causes exogènes [conjoncturelles]: le prix du pétrole, le transport transcontinental, le prix des produits agricoles, les aléas climatiques, la production des biocarburants…, les autres ont incriminés les structures endogènes [structurelles]: structures foncières, systèmes de financement, structures de services et de vulgarisation…etc.
Les solutions proposées sont de différents ordres et parfois contradictoires, touchant à de multiples niveaux et échelles (incitations financières et fiscales aux producteurs, augmentation du prix à la production, organisation du marché, accroissement de l’importation, amélioration de la productivité, promotion de la R&D…).
Maintenant que le processus révolutionnaire semble ne pas s’arrêter à la station pré-aménagée par le tri-céphalique détenteur des pouvoirs (3 partis et 3 pouvoirs),il paraît intéressant de rappeler ceux-là ainsi que les décideurs administratifs et financiers que le secteur agricole est presque l’unique rempart derrière lequel on peut espérer améliorer la situation économique et sécuritaire du pays. En se référant aux statistiques de l’année 2010-2011, seul le secteur agricole a pu tirer son épingle du jeu ! Alors, il est inadmissible que le paysan et l’agriculteur, en tant que citoyen-interlocuteur et décideur, restent écartés de l’échiquier socio-politico-économique. Cet article est une proposition-appel aux autres partenaires-décideurs pour l’adoption d’une nouvelle démarche en vue de repenser le secteur agricole.
1/ Repenser & Appréhender
Partant de la fameuse citation-référence d’Albert Einstein, citée ci-dessus, l’analyse scientifique d’une situation ou d’un phénomène quelconque repose sur l’adoption d’une démarche méthodologique afin de répondre à l’ensemble des questions usuelles:
- Quoi ? une matière, un objet ou un processus de quelque nature qu’il soit en vue d’une analyse profonde;
- Comment ? en dressant la structure, les interactions et les mécanismes systémiques ;
- Pourquoi ? afin de restructurer les composants, de concevoir une meilleure synchronisation des mécanismes et pour un meilleur agencement institutionnel ;
- Quand ? à tout moment pour évaluer d’une façon continue le processus et réajuster aux moments opportuns ;
Où ? dans des laboratoires, des forums, des colloques et publications scientifiques ou tout autre lieu disposant d’un personnel compétent et d’outils d’analyses adaptés.
- Cette approche suppose la disponibilité d’un certain nombre d’éléments parmi lesquels on peut citer:
- La matière ou l’objet à analyser (indicateurs, résultats d’enquêtes et de recherche scientifique, références bibliographiques) ;
- les outils d’analyse (approche méthodologique, moyens matériels et logistiques) ;
le savoir scientifique (la maîtrise du sujet, méthodologie, références).
Depuis l’adoption de l’informatique comme outil de travail et de suivi-évaluation, les administrations tunisiennes n’ont cessées de nous bombarder, aux temps voulus et à messages prémédités, par des chiffres spécifiques, des taux comparatifs et des grilles d’évaluation. Il est communément connu que, plus une administration est pléthorique et son organigramme est complexe, plus l’intérêt donné, aux informations quantitatives, est moindre car elle sont fréquemment contradictoires. Que dire, quand l’accès aux informations est limité, rendant la tâche de recoupement des plus ardues et les informations inutiles ! Que dire de celles intéressant un secteur à cycle de reproduction long et très ouvert, donc un secteur à grand risque qui est sous la tutelle d’au moins trois ministères: Ministère de l’Agriculture, Ministère de l’industrie et du Commerce et le Ministère des Finances ! Pire, le M.A chapeaute, à lui seul, une myriade d’Offices et de Coopératives de production en plus des Commissariats Régionaux de Développement Agricole.
Supposons que la masse d’information fournie par les administrations sont fiables, les matheux nous ont toujours avertis quant à la manière d’aborder les chiffres. L’exemple le plus évoqué concerne le chiffre « zéro ». La valeur de ce dernier est variable selon le système énoncé, il est le plus petit nombre de l’ensemble des naturels (n) alors qu’il est le plus grand nombre négatif de l’ensemble des rationnels (r). De même, les statisticiens nous rappellent souvent de l’axiome suivant: « La présentation d’un indicateur réel n’explique pas la réalité ». Partant de ces deux rappels scientifiques, on peut déclarer, sans risque de se tromper, que l’élaboration des indicateurs, en agrégeant des données multiples et d’origines diverses, constitue une clef et non pas la clef pour une meilleure compréhension et pour dresser une convenable analyse de la situation d’un processus dans son état statique et/ou dynamique.
La disponibilité des données et leur authenticité sont importantes, mais plus important l’approche adoptée pour une meilleure analyse de la grille des indicateurs avec un objectif d’apporter les solutions adéquates (finalité de tout projet). D’ailleurs, il est à noter que l’adoption d’un système de suivi-évaluation (indicateurs quantitatifs, sources de vérification) dès la conception d’un projet quelconque est l’une tâche cruciale lors de la planification ; un système qui permet d’identifier les carences au moment opportun et de remédier en temps réel à tout effet ou impact indésirable.
2/ Réfléchir localement & Agir globalement
La disponibilité des données et des compétences scientifiques sont nécessaires mais non suffisantes. L’approche adoptée est déterminante quand à la pertinence de l’analyse de la situation et la faisabilité d’un programme ou d’un projet. Car l’analyse n’intéresse pas uniquement les imperfections et la désarticulation systémique des activités mais elle doit identifier les besoins de tous les partenaires.
Ainsi, l’approche en matière de planification agricole devrait s’imprégner des qualificatifs suivants:
- ascendante et participative: impliquant les agriculteurs et paysans, sans interfaces, qui sont le générateur du processus de développement et un savoir-faire à prendre en considération ;
- Scientifique et pluridisciplinaire: faisant appel aux différentes disciplines pour une meilleure analyse scientifique (production animale, production végétale, pédologie, sociologie, gestion, environnement) ;
- Systémique et holistique: invitant les actifs dans les différents secteurs afférents de l’amont à l’aval (agro-alimentaire, banques, offices de développement, coopératives de service agricole, services de vulgarisation, groupements interprofessionnels).
Une telle approche, mise en oeuvre durant toutes les phases de la planification (depuis la conception jusqu’au stade de l’évaluation) est l’unique voie garante à l’édification de bases d’un développement socialement équitable, économiquement rentable et écologiquement durable.
L’ancien modèle de production des biens agricoles et de distribution de la valeur ajoutée est de nature discriminatoire. Il s’est caractérisé par une approche descendante et centralisée produisant des projets stéréotypés, un système d’investissement inefficace et un volume d’investissement insuffisant, une politique des prix des produits agricoles partiale.
Les résultats sont catastrophiques à plusieurs niveaux: une désynchronisation systémique (intra-filières et inter-filières),une disparité régionale (ressources non exploitées, pôles technologiques absents, biodiversité mise en péril),un déséquilibre social (vieillissement de la population des agriculteurs, absence de relève, féminisation du secteur agricole, exode rural) et un déséquilibre de la balance commerciale (hémorragie de devises).
Nombreux experts ont tirés la sonnette d’alarme et prévoyaient que la détérioration de la situation va crescendo en ouvrant les barrières douanières devant les produits agricoles outre-mer et que la pression sur les économies des pays importateurs des produits de base sera suffocante. Le message émis est clair: « réfléchir localement et agir globalement », car il n’existe pas une solution miraculeuse, reproductible et généralisable, il faut plutôt agir pour trouver une alternative réaliste et réalisable pour assurer la souveraineté alimentaire, l’équilibre nutritionnel des différentes catégories sociales et ne pas se suffire à réfléchir à l’autosuffisance alimentaire.
En Tunisie, beaucoup de phénomènes interactifs nécessitent d’être répertoriés en vue de dresser « l’arbre des problèmes = Contraintes »: le tronc et ces ramifications. L’abord du secteur agricole depuis l’angle de la souveraineté contribuera à une meilleure appréhension des atouts et des contraintes, et permettra d’élaborer des programmes de développement convenables. L’implication des concernés, au niveau local et régional, est déterminante.
Pour être pragmatique, essayons d’établir un diagnostic participatif afin de déterminer les causes empêchant l’essor du secteur agricole (l’enquête du M.A de 2004/2005 est intéressante) et d’apporter les remèdes aux problèmes suivants qui sont par ailleurs différents d’une région à une autre, d’un gouvernorat à un autre voir d’une localité à une autre:
- Morcellement accru ;
- Systèmes de production flexibles (typologie) ;
- Terres non exploités ;
- Investissements faibles ;
- Accès aux crédits limité ;
- Jeunes désintéressés ;
- Intermédiaires nombreux ;
- Litiges entre agriculteurs et créanciers ;
- Services inappropriés ;
Différentes mesures incitatrices ont été prises afin d’alléger la situation financière des paysans. Mais, certains indices démontrent que les effets désirés n’ont pas été atteints. Enumérons quelques exemples:
Production animale: liquidation et/ou reconversion des troupeaux (surtout les troupeaux laitiers) sont amorcées associées à une difficulté d’entraver ou de compenser (par l’auto accroissement ou l’importation) ce processus. Le risque de décimation du cheptel bovin laitier et d’un déséquilibre irréversible de la « filière lait ». L’orientation vers l’élevage des petits ruminants (ovins essentiellement) risque, à moyen terme, de porter préjudice à la capacité de s’auto-satisfaire en matière de lait et dérivés et perturbera l’équilibre de l’offre et la demande en matière de viande rouge.
Production végétale: Les mesures prises pour promouvoir la céréaliculture ne sont pas suffisantes, en plus l’agriculture ne peut se baser uniquement sur la monoculture. Accroitre l’emblavure céréalière et l’intensifier par le biais des intrants chimiques ne pourront qu’avoir des résultats éphémères. L’objectif étant d’accroitre la production des céréales, or la monoculture a de multiples méfaits qui convergent vers la diminution de la productivité du capital terre à moyen terme donc une diminution de la production céréalière par unité de surface ! Le risque imminent est de pousser inconsciemment les paysans vers la monoculture et l’abandon de l’élevage (bovin et ovin) et la culture en interligne ce qui portera préjudice à la production animale et arboricole.
Or, différents indicateurs prouvent que l’arboriculture et l’élevage sont les piliers les plus solides (en termes d’emploi, part dans le PIB, part dans l’exportation..) du secteur agricole. L’élevage est producteur de matières de base stratégiques d’une part, et une « machine de valorisation » de multiples produits et sous produits agro-sylvo-pastorales et de l’industrie agro-alimentaire d’autre part. Par conséquent, une réflexion pour le maintenir et accroitre sa productivité semble une action stratégique. Historiquement, l’élevage a été maintes fois bousculé de l’échiquier de la production agricole sous le prétexte d’une intégration inadéquate et l’éventuelle opposition entre certaines spéculations: Forêt # chèvre ; arboriculture # pacage ; culture maraîchère # fourrage ; céréales # élevage ovin. L’unique fois qu’on a misée sur la promotion de l’élevage (années 90),les performances réalisées étaient, dans un temps relativement court, satisfaisantes car on est arrivé à satisfaire nos besoins croissants et à exporter l’excédentaire produit. La diversification des activités agricoles et leur intégration sont des préalables pour garantir un développement durable et ce prémunir contre les aléas climatiques et autres.
Cette modeste réflexion est présentée en vue d’attirer l’attention des décideurs (polycéphales) qui se trouvent aux différents lieux et niveaux et de leur demander à conjuguer les efforts pour le bien de l’économie du pays et d’une frange importante de citoyens vivant directement ou indirectement de ce secteur vital (542 000 actifs dont 53000 salariés permanents). Les mesures conjoncturelles ne peuvent jamais résoudre des problèmes d’ordre structurel. L’accroissement démographique de la population, le niveau de vie du citoyen tunisien et la demande (intérieur et extérieur) croissante en matières de base d’origine animale et autres, l’ouverture des frontières aux produits agricoles exogènes nécessitent un réajustement de la politique agricole actuelle afin de satisfaire cette demande (en quantité et qualité),de participer à la création d’emploi et de s’intégrer au marché mondial dans une posture d’un pays autosuffisant et exportateur d’articles agricoles compétitifs.
Ce défi ne peut être garanti qu’en incitant les producteurs à travers la réalisation d’une marge de bénéfice sécurisante. Le producteur est l’équivalent de la « courroie de distribution » du système de production agricole d’une part, et de l’économie du pays, d’autre part. Une nuance s’impose tout de même, elle concerne le mode d’entretien: il faut savoir la sauvegarder (courroie) par le biais de mesures spécifiques et d’accompagnement. L’erreur fatale, à ne pas commettre, serait de plaider inconsciemment au changement du statut: d’un producteur de lait à un producteur de viande en terme d’activités ; d’un état de polyvalence à un état de monovalence en terme de spéculations ; d’un producteur-consommateur à un simple consommateur en terme social.
Dr Ben Gayess Abdelmajid (Ex: Ferchichi) Médecin Vétérinaire-Tunisie