La Tunisie n’a plus que des peines ou des joies à vivre. Bientôt une année! Peu de choses, somme toute, ont changé pour Zaba; quoiqu’en en souhaite. Zaba et compagnie ne sont certes plus à Carthage et c’est bien une première victoire sur la dictature. Une constituante est en place; aux yeux assez doux, certes aussi, mais aux voix assez semblables. Puis, Zaba le dictateur n’est plus là mais c’est aussi une bonne raison pour mesurer à quel point cette grande révolution tourne un peu trop au compromis ou au suspens. Le peuple l’a chassé, aucun Etat n’a encore su le ramener pour le juger.Ce ne pouvait être l’Etat-ramassis de Ghannouchi premier qui, au contraire, devait tout mettre en place pour le protéger. Ce ne pouvait être non plus l’Etat Foued-Beji; car ce ne pouvait être en aucune face de ce bord que les choses sérieuses devaient venir. Aujourd’hui, un nouvel Etat se met en place. Mais c’est encore un Etat composite et de plusieurs compromis ‘politiques’ qui ne fait néanmoins que s’installer.
Ceux qui admettent la nature ‘policière’ ou tout bêtement dictatoriale du régime Zaba – ceux-là mêmes qui ne se trompent pas – ne peuvent se permettre de laisser libres les dictateurs.
La révolution même -celle dont on fête à grands tambours et souvent à petites cuillères les droits des victimes et dont on plaide avec ferveur la cause -risquera bien de ne devenir que son ombre à se débarrasser de ses priorités naturelles.
Les Tunisiens ne peuvent me paraître des derniers à saisir les difficultés de tout ordre – contexte international, persistence des ‘troublards’, alliances contre-façon, démagogie politique, analphabétisme ou encore instabilité ‘générale’ et voisinage plus instable, pour ne citer que le plus gros -mais cette réalité ne peut justifier que l’on ne poursuive un dictateur pour ses crimes et surtout pour la mine de renseignements qu’il contient, tel un gros sac de mal dictatorial.
De ces renseignements, la Tunisie a certes beaucoup plus besoin que nul autre pays, car c’était bien de son peuple et de ses richesses que ce fou de grand flic a en longueur comme en toutes largeurs abusé. Que serait donc une révolution qui, au nom de notions telles le pardon, la tolérance et similaires- valeurs néanmoins des plus importantes – n’arrêtera pas ses criminels qui l’ont pour au moins plus d’un tiers de siècle ravagée?
Peut-on se permettre le luxe de tolérance ou d’oubli avec un dictateur ? La question n’est même plus d’ordre moral ou philosophique. C’est ici en termes politiques qu’elle se pose: Que l’Etat s’exprime en la matière! Veut-on ou pas ramener le fugitif et sa horde pour savoir davantage sur leurs complices réels? A voir tout ce qui traîne, on n’est vraiment qu’en mesure de ne poser que les deux hypothèses qui se posent: Ou qu’on ne le veut pas ou qu’on ne le peut pas. Or, ce peuple le veut et il le peut. Sa révolution n’aura en grande partie de sens qu’une fois cette question résolue, car bien du reste en dépendra.
Les tunisiens, je le pense aussi, savent que le pays souffre d’autres problèmes majeurs et qu’il y a bien d’autres urgences. Mais l’action des Etats n’est jamais -et de nature- du type séquentiel tant ils sont toujours capables d’agir en simultané. Juger Ben Ali est une urgence nationale, de valeur symbolique mais aussi pratique. Très pratique.
Cette révolution se veut aussi celle de la dignité: individuelle mais aussi collective. Le dictateur et ses complices n’ont pas déplumé ou trahi que des individus ou des familles mais pratiquement tout un pays. Il ont des comptes à rendre à ce peuple et c’est une part de notre dignité nationale que de faire valoir nos droits. On évoquera certes des accords, des relations bilatérales et autres motifs mais il y a bien, là encore, des priorités.
Pas même la raison du fou ne pourra comprendre qu’on juge un ‘omba ‘chef de commune’ ou un policier et pas leurs maîtres; voire même qu’on fasse passer à la caisse un ‘haut fonctionnaire’ et pas le plus grand tortionnaire.
En ce point donc, l’Etat et la société n’iront plus ou moins de pair qu’une fois Zaba et horde ramenés pour comparaître par devant une justice autonome et au plus tôt possible.
En effet, si l’Etat dispose aujourd’hui de sa légitimité, il est bien en droit d’agir dans l’idée que son peuple le protège là où l’essentiel est dûment défendu: Pourquoi donc ne pas poser cette priorité prioritaire? L’arabie Séoudite doit évidemment assumer sa responsabilité tant il n’est que justice que la Tunisie juge les tunisiens. Pourquoi fallait-il que des opposants quittent le pays en toute misère pour des décennies de peine là où un dictateur le fuit en avion pour ce qui ressemble aujourd’hui à une retraite dorée? Qu’en- est-il de la justice, de l’égalité et de la dignité? Ou, plus exactement, qu’en restera-t-il pour la révolution inachevée?
Réclamer avec persévérance le retour de Zaba et des gros malfaiteurs, sa mafia, relève aujourd’hui du devoir national de l’Etat qui s’installe. Peu de raisons plaident pour le contraire.
On aurait aussi compris qu’il n’est pas question de revanche mais de justice et de consistance de propos. Une justice autonome est bien une justice aux exigences satisfaites. Elle ne le sera qu’entendue par l’Etat. Il y a suffisamment de charges contre ce dictateur pour qu’elle le soit et pour que l’Etat exécute ses demandes. C’est ainsi que s’entend l’autonomie; autrement ce ne sera toujours que du verbe. La société demande Ben Ali, la justice le réclame et l’Etat élu doit se conformer à cette exigence de fait et de droit.
Peu de tunisiens, encore une fois, ignorent que ce ne sera pas facile mais je crois que c’est d’abord à ce critère que la crédibilité de l’Etat tunisien se mesure. l’A.S peut ne pas le livrer. N’empêche, le devoir et le droit de la Tunisie sont bien de le réclamer; sans connivences, car il y va de sa révolution, de ses équilibres, de ce pas important pour le devenir même et de la révolution et du pays. Cette affaire n’est même plus de l’ordre diplomatique mais de l’ordre juridique.
Bientôt une année! C’est presque la preuve par l’absurde – mais littéralement – que les gouvernements provisoires de Ghannouchi et de Sebsi n’ont fait au fond que ‘tout miroiter’; avec beaucoup de décor, de mises en scène et de bien mauvais réalisateurs. On pourra peut-être saluer un retour en paix mais à quel prix quand l’année est dans ce cas à multiplier par le nombre de tunisiens qui ont souffert de la dictature!
S’il est vrai aussi que le pays souffre d’énormes problèmes économiques et qu’il ne sera hélas capable de les résoudre que sur le court et moyen termes, il n’est pas faux que le retour du dictateur peut en accélerer le processus: par la crédibilisation de l’Etat face à cette mission mais aussi par ce qui s’ensuivrait économiquement, socialement et politiquement.. Zaba jugé compte beaucoup par ses sous comme par ses dessous. Assurés du sérieux de leur Etat, les tunisiens seront moins douteux de ses capacités réelles de résoudre certains de leurs problèmes.
Ce doute planera toujours au dessus de la tête de tout gouvernement qui fera fi du droit d’un peuple à croire en l’autonomie réelle de sa justice et du succès – ou du moins sérieux- de sa politique étrangère ou encore du besoin juste de rompre en réel avec les pratiques en son passé.
Il y a surtout que Zaba n’est pas qu’un individu. C’est tout un système. Il ne s’agit donc ni de pardonner ni de juger un homme mais un régime; pis une dictature des plus sales.
En cette tâche, la Tunisie aura l’occasion de voir en vrai et à l’acte ses amis et ses ennemis. Elle y gagnera dans les deux cas.
La politique et surtout la diplomatie, nous le savons tous, ont leurs normes et leurs limites mais la dignité, l’égalité et la justice ont leur raison. La révolution les porte. L’Etat doit les assumer non point rien qu’en les disant mais en les faisant.
Juger Ben Ali et ses bras ne relève plus du luxe révolutionnaire mais de la nécessité socio-économique; à moins que l’on continue de croire que dignité ne veut pour ce peuple signifier que croûte; ce qui est pleinement contre-révolutionnaire tant l’égalité, la dignité, la justice et même la liberté ne se conçoivent dans l’exclusion mutuelle. Ce ne sont au fond que les éléments-pilliers de l’ensemble; bref de la révolution que ce peuple a faite pour reconquérir ses droits.