Il n’est pas nécessaire d’être un expert en histoire pour constater que ce qui se passe en Tunisie depuis l’accès au pouvoir de la Troïka dominée par Ennahdha commence à ressembler étrangement aux débuts de certains chapitres les plus oppressants de l’histoire du XXe siècle.En effet, un retour sur certains totalitarismes suffit à tirer la sonnette d’alarme sur ce qui pourrait s’implanter dans nos contrées si l’on n’y prend pas garde. La démarche de ces mouvements se base toujours sur deux socles idéologiques nécessaires à l’établissement d’un système totalitaire: la théorie de l’Homme nouveau, et les purges.
La théorie de l’Homme nouveau, outil de standardisation des masses et de propagande plutôt que projet politique, consiste à convaincre une population qu’elle subit des injustices et qu’elle doit être libérée. Elle a donc besoin de croire en une idéologie représentée comme noble et parfois en un chef sauveur ; il lui faut adopter la violence pour se débarrasser de ses ennemis et mener une guerre afin de changer son sort, transformer la société, retrouver sa dignité ou son identité, et créer un Homme nouveau en rupture avec son propre passé ou le passé historique.
Les totalitarismes du XXe siècle
L’idée d’une régénérescence de l’homme fait son chemin en Europe dès la fin de la Première Guerre mondiale et la théorie de l’Homme nouveau est adoptée par des mouvements désireux de s’accaparer du pouvoir au nom d’une idéologie, race ou mode de gouvernance et de recourir par la suite à une purge de la société de ses « maux » afin de rendre les humains enfin bons et honnêtes.
Trois exemples parmi plusieurs totalitarismes qui ont ravagé le XXe siècle suffisent à montrer que le concept d’Homme nouveau en politique, couplé aux violences et aux purges nécessaires aux idéologues, mène aux crimes les plus abominables et à la destruction de sociétés entières.
Stalinisme en Union soviétique
Suite à la Révolution russe, le régime soviétique se met graduellement en place dès 1918 et se réclame de la dictature du prolétariat issue de l’idéologie communiste. Ce régime prétend créer un Homme nouveau, il fonde une police secrète et des tribunaux chargés de juger les « ennemis du peuple suppôts de l’Occident capitaliste », désignés par ce régime et ses serviteurs.
Staline, membre fondateur du Politburo en 1917, adorateur de la théorie de complot et très méfiant vis-à-vis des experts technocrates recyclés par le régime bolchévique, forge un clan de fidèles et accède au pouvoir suprême de l’Union soviétique en usant de ruses et de complots au sein du parti communiste. Les Jeunesses communistes créées par ce régime font l’apologie de Staline, vantent son régime et recourent à la violence arbitraire pour imposer leurs idées et le culte de leur chef. Elles sont responsables de meurtres et de sabotages en tout genre et ce, en toute impunité. Elles finissent par prendre en otage toute la population et lui imposer tous les caprices issus des frustrations de ces oppresseurs sans foi ni loi.
Staline élimine graduellement la plupart de ses opposants avant même d’être à la tête de l’état soviétique et met en place un pouvoir absolu et une oligarchie totalitaire. Au nom du marxisme-léninisme, il procède à des purges d’une grande ampleur et instaure un système répressif durable qui se transforme en une machine infernale de terreur et de massacres menant à l’élimination directe et indirecte de plusieurs millions d’individus et au transfert forcé de peuples entiers afin de les couper de leurs racines et de leurs histoires. Tout cela au nom de l’utopie communiste et tout en glorifiant l’Homme nouveau soviétique.
Hitler et nazisme en Allemagne
Adolf Hitler prend la tête du parti ouvrier allemand en 1920 et le transforme en parti national socialiste des travailleurs allemands. Il fait l’apologie du nationalisme, de l’antisémitisme et de l’antibolchevisme. Il crée les Jeunesses hitlériennes, bras armé du parti nazi et milices parallèles aux forces de l’ordre régulières dont la raison d’être est de purger la société allemande de ses maux et de créer l’Homme nouveau allemand, typique de « race » aryenne, supérieur aux autres peuples, sous la houlette du futur troisième Reich, dominé par un chef, Hitler.
À l’arrivée d’Hitler et du parti nazi au pouvoir en 1933 suite à des élections pendant lesquelles il a remporté 38% des voix, les Jeunesses hitlériennes deviennent fanatisées et commettent des crimes et des exactions, en toute impunité, au nom de la suprématie de l’idéologie nazie. Ces milices comptent déjà des millions dans leurs rangs, incluant des adolescents endoctrinés et enrôlés même contre l’avis de leurs parents. Elles sont responsables de violences et de meurtres semant la terreur au sein de la société allemande et faisant fuir un bon nombre d’intellectuels, d’artistes et de scientifiques. Hitler procède à des purges dans la société allemande et à l’élimination massive d’opposants, de groupes ethniques et religieux et instaure un régime totalitaire parmi les plus meurtriers au nom de l’Homme nouveau aryen, concept central et utopie de la doctrine nationale socialiste.
Maoïsme et révolution culturelle en Chine
Mao Tsé-Toung gravit les échelons du parti communiste chinois et s’impose au sommet de la République populaire de Chine en 1949. Il impose le collectivisme et la dictature du parti unique. Voulant créer l’Homme nouveau communiste standardisé sur tous les plans, il conçoit une politique économique sous l’appellation du Grand Bond en avant qui a causé la mort de plus de 20 millions de citoyens, mais qui a affaibli l’autoritarisme de Mao. Il instrumentalise ensuite les Gardes rouges, regroupement de jeunes « révolutionnaires », qui se livrent à la violence aveugle contre les « ennemis du peuple » durant une pseudo-révolution culturelle et provoque un soulèvement contre le parti communiste dans le but de reprendre sa direction. Il écarte par la suite ses rivaux et procède à une purge dans la société chinoise et à la destruction systématique du patrimoine chinois afin de couper l’Homme nouveau de son histoire et de ses repères culturels. La suite est classique, avec l’établissement d’un régime totalitaire et l’élimination d’opposants, d’intellectuels et d’universitaires et l’envoi de millions de citoyens dans les camps de « rééducation ».
Plusieurs autres pays ont subi des sorts semblables causés par des régimes du même acabit. Rappelons toutefois que ces mouvements ont rencontré des circonstances qui les ont fait reculer à certains moments, mais ces retraits étaient souvent stratégiques, pour mieux rebondir et semer le chaos. Un chaos qui leur a permis de revenir sur la scène politique et réaliser leurs plans meurtriers au mépris des valeurs fondamentales de l’humanité.
L’islamisme suit-il les pas des totalitarismes ?
Il est légitime de poser cette question aujourd’hui vu l’état des lieux en Tunisie depuis l’émergence significative du courant islamiste sur la scène politique, avec 37 % des voix aux élections du 23 octobre 2011. Les responsables de ce courant n’ont cessé de répéter, en privé et en public, que leur but est de faire régner l’idéologie islamiste en Tunisie. Ils n’ont cessé d’instrumentaliser la religion à des fins politiques et de créer une instabilité qui leur permet de consolider leur emprise sur la société civile et l’appareil de l’état.
Les ténors de ces courants extrémistes mènent tout droit la Tunisie au désastre. Il y a ceux qui noyautent les institutions républicaines en vue de mettre en place les jalons d’un régime autoritaire ; ceux qui proposent de s’en prendre physiquement aux opposants ; ceux qui prônent la séparation des enfants de leurs parents afin de créer « l’Homme nouveau islamiste », selon des normes standardisées décidées par ce courant ; et ceux qui soutiennent des groupuscules extrémistes qui se substituent aux forces de l’ordre et les milices islamistes qui s’autoproclament Ligues de défense de la révolution, responsables de violence et d’agressions contre des artistes, des universitaires et des journalistes et responsables aussi du lynchage en toute impunité d’opposants, inaugurant une phase de purges politiques. Enfin, les appels, dans les lieux de culte et dans l’espace public, à la haine, à la violence et au meurtre, contre les « ennemis du peuple » désignés par le courant islamiste, exposant la frange éclairée du pays aux exactions des milices qui entretiennent une atmosphère de terreur propice à la mise en place d’une théocratie médiévale. Toute cette idéologie délirante ressemble étrangement aux prémices des régimes totalitaires et ne peut que mener aux mêmes résultats liberticides.
Aujourd’hui, on assiste en plus à un comportement hystérique des islamistes, leur plan d’hégémonie islamique se révélant de plus en plus un échec. Les brigades d’exaltés extrémistes sont lâchées contre la population pour semer la peur et menacer de mort les citoyens. Certains évoquant même l’installation de centres secrets pour torturer ceux qui s’opposent à cet extrémisme criminel.
Il est temps de mettre fin à ce projet totalitaire, laboratoire d’un néofascisme qui s’installe insidieusement en Tunisie et ailleurs, et enfin décréter et constitutionnaliser la séparation définitive du religieux et du champ politique.
Ali Guidara: Conseiller scientifique, chercheur en relations internationales.