Militant de longue date en faveur des droits humains et s’étant fait connaître en son temps comme un partisan inconditionnel de la démocratie et des libertés, respecté alors pour ces faits d’armes, Moncef Marzouki a décroché le poste de président de la république provisoire au lendemain des élections du 23 octobre 2011, grâce à un marchandage secret et déloyal avec le parti islamiste Ennahdha.Ce faisant, il réalisait peut-être un vieux rêve, mais il échouait du même coup partout ailleurs, hypothéquant définitivement son avenir politique, ce qui est finalement le moindre des maux.
Avant les élections
Nul n’ignore que le Congrès pour la République (CpR),fondé par Moncef Marzouki et quelques militants rapprochés, n’a pas été un véritable parti avec une assise populaire jusqu’après la chute de la dictature en janvier 2011. Grâce à ses prises de position passées, il s’est cependant taillé une réputation d’un mouvement progressiste de la gauche laïque et a rassemblé virtuellement autour de ses idéaux un bon nombre de citoyens et d’intellectuels, dont le rêve était de se débarrasser pacifiquement de la dictature et de bâtir une Tunisie véritablement démocratique, moderne et ouverte.
Dès la reconnaissance officielle du parti dirigé par M. Marzouki en mars 2011, ceux et celles qui avaient le souci de l’avenir du pays, tout en adhérant aux principes et valeurs du CpR, ont mis les bouchées doubles pour créer du néant une plateforme politique élargie et élaborer un programme électoral en un temps record, en associant toutes les expertises qui avaient un grand espoir dans le changement qui se profilait.
Toutes les erreurs de Marzouki et ses manquements dans la gestion du parti étaient minimisés par la plupart des militants, qui les mettaient sur le coup de l’inexpérience politique. Tout le monde lui faisait alors confiance sur la question d’un éventuel gouvernement d’union nationale. Il ne cessait de répéter dans tous les médias qu’il n’y aurait pas de coalition avec Ennahdha, mais que le CpR envisageait la formation d’un gouvernement d’union nationale incluant toutes les tendances ayant été élues par la population. Les membres de son parti ne pensaient sans doute pas que le succès aux élections allait être significatif et que Marzouki, avant même d’assoir les bases solides de son parti, serait propulsé à la tête de l’Etat, sans crier gare.
Après les élections
Effectivement, alors qu’on s’attendait à ce que le CpR réalise ses promesses et profite de ce succès pour rassembler les forces progressistes et construire un grand parti séculier de centre gauche, avec des mécanismes rigoureux de gouvernance, de planification et de communication grâce aux multiples compétences engagées, Marzouki a perdu totalement toute vision politique et même patriotique en s’alliant inconditionnellement aux islamistes et en inaugurant, avec quelques membres et élus du CpR, un long chapitre de compromissions indignes de tout militant soucieux de l’avenir démocratique de son pays.
Selon son entourage proche, M. Marzouki a exigé de ses partenaires d’une troïka contre-nature, le poste de président avec en contrepartie, du moins le déduit-on avec le recul, l’abandon de toute contestation du projet rétrograde du parti Ennahdha, qui lui a bien su comment lui accorder ce privilège: le parti islamiste ne l’associe à aucune prise de décision, le manipule comme bon lui semble et ne confère à ce poste aucune véritable prérogative.
M. Marzouki, en choisissant d’être docile et sans réel pouvoir, s’est montré apte à encaisser toutes les humiliations des islamistes et des autres sans jamais se plaindre, défendant même ce qu’il condamnait jadis. Il a totalement vendu son âme et a dévoilé une nature opportuniste et mensongère.
M. Marzouki, en bénéficiant des avantages strictement matériels de la présidence et sans assumer les obligations de contre-pouvoir, s’est révélé, par ses choix, un acteur efficient dans l’entreprise de démolition de l’Etat tunisien et de l’échec de la transition démocratique. Sa cupidité a remplacé sa lucidité et, sachant qu’il doit son poste provisoire aux islamistes, il couvre, sans trop de subtilité, leurs coups les plus tordus en les défendant en toutes circonstances, ou encore récemment en recevant au palais de Carthage des représentants d’une ligue autoproclamée de protection de la révolution qui n’est composée en fait que des miliciens du parti islamiste, agissant en dehors du cadre de la Loi. Quelle décadence pour un ex-militant des droits et des institutions républicaines!
Que reste-t-il de Marzouki?
L’ombre de lui-même. Et encore… L’ex-militant est déjà proche de la sortie de l’histoire contemporaine de la Tunisie. Alors que les Tunisiens s’attendent à ce qu’un président défende leurs revendications issues de la révolution et agisse, tel qu’il s’en est publiquement engagé, comme le garant de la modernité en Tunisie, Marzouki, en brodant avec difficulté lors d’entretiens télévisés et ayant perdu toute éloquence dans les deux langues qu’il maniait jadis avec verve, demande encore à la population de faire preuve de patience car, dit-il, le gouvernement ne dispose pas de bouton pour changer la situation. Une situation qui empire de jour en jour mais qui n’a pas empêché M. Marzouki de demander une augmentation du budget du palais de Carthage, dont certains soupçonnent l’utilisation dans sa future campagne électorale. Surtout, M. Marzouki veut ignorer que le gouvernement, dominé par les islamistes, n’a cessé, depuis qu’il est en place, d’enfoncer le pays dans un climat d’obscurantisme et un marasme économique, politique et social. Un gouvernement qui n’a cessé de confisquer le pouvoir et de détruire, volontairement et sans reddition de comptes, l’Etat et ses institutions, avec sa bénédiction aveugle et sa compromission félonne. Ce, au mépris des réalisations du pays durant des décennies et en ignorant totalement les attentes du peuple et les exigences d’une révolution faite pour la liberté et la dignité.
Par Ali Guidara: Conseiller scientifique, chercheur en analyse de politique étrangère.